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Le moi dernier, par Pierrick Sorin, épisode 93



Texte Pierrick Sorin * Photo / Image réalisée avec IA par Pierrick Sorin  Publié dans le magazine Kostar n°93 - décembre 2024-janvier 2025


« Allo Monsieur… Bonsoir, je vais partir de l’appartement demain… » C’est Yuxan qui m’appelle, un étudiant chinois à qui je loue un petit meublé pour quelques jours. Je réponds : « Oui, très bien, c’était prévu comme ça… » Il poursuit : « Mais je voulais dire que je laisse fenêtre ouvertes… j’ai fait… cuisine chinoise ». Son accent chinois se fait ensuite plus manifeste : « Et… cha chon frou de mer… ». Je ne comprends pas. Il réitère : « Cha chon frou de mer ! » Je tente une interprétation : « Vous voulez dire que… it’s smells seafood ? Ça sent fruits de mer ? » Il exulte  : « Oui, oui, cha chon frou de mer ! »  Je le rassure : « Bah c’est pas grave, avec les fenêtres ouvertes, l’odeur va partir…»   Le lendemain, mon fils m’appelle. En rentrant de la fac, il est allé faire le ménage dans l’appartement : « Allo… y’a un problème – soupçon de panique dans la voix – c’est “grave-l’infection” ici. Le sol était tout gras. Je l’ai nettoyé trois fois à la lessive Saint-Marc mais ça pue toujours autant… et y’a un nouveau locataire qui vient demain ! »  


“Je n'ai pas bien saisi l'intention, mais c'était typique d'un film d'artiste.”

Flash-back : trois jours plus tôt, j’ai vu Yuxan à l’appartement pour lui remettre les clefs. Avec un français approximatif, mais très honorable, il m’a expliqué qu’il venait à Nantes en vacances, qu’il était aux Beaux-Arts de Paris et qu’il faisait de la vidéo. Je lui ait dit que j’étais moi-même artiste vidéaste et ancien des Beaux-Arts. Il était aux anges. Il avait loué cet appartement un peu au hasard et le proprio était un type avec qui il partageait la même passion ! Je lui ai dit qu’il pourrait passer un jour à mon atelier, histoire de causer “art vidéo”. En partant, j’ai croisé une jeune Chinoise, charmante. L’œil en coin, je l’ai vue s’arrêter devant l’immeuble d’où je venais de sortir… Flash-forward : six jours après avoir quitté l’appartement, Yuxan est passé à mon atelier, un MacBook sous le bras. J’étais surpris, je pensais qu’il avait quitté la ville. Bien qu’il ait fichu la merde dans l’appartement avec sa “couijine chinoise”, j’étais content de le voir. D’emblée il m’a dit : « Moi dire mensonge, moi pas étudiant à Paris, mais à Beaux-arts de Nantes. » Et là, il m’explique qu’il n’avait pas loué l’appartement pour des vacances, mais pour tourner un film et qu’il n’avait pas cuisiné. On a bu un thé et il m’a montré le film en question. Dès le premier plan, j’ai tout compris. On voyait une jeune femme asiatique, nue, allongée en chien de fusil sur le plancher de la cuisine. Son corps baignait dans des reflets de graisse et autour d’elle était disposée une bonne dizaine de grosses truites avariées baignant dans leur jus.


“Moi-même, à vingt ans, mû par un élan créatif, j’avais transformé un mur de l’appartement que je louais en tableau à la Pollock.”

C’était un long plan fixe, minimaliste, en noir et blanc. Rien de pervers dans l’histoire ; c’était assez poétique. Je n’ai pas bien saisi l’intention, mais c’était typique d’un “film d’artiste”. Je lui ai fait savoir que j’avais dû annuler une location à cause de l’odeur dans l’appartement. Il s’est confondu en excuses. Je l’ai rassuré. Je lui ai dit que je comprenais : quand on a une idée artistique en tête, on est capable de faire bien des conneries pour la réaliser. Moi-même, à vingt ans, mû par un élan créatif, j’avais transformé un mur de l’appartement que je louais en tableau à la Pollock. J’avais balancé dessus de l’encre de chine, à la volée. Au moment de le quitter, le concierge était venu pour l’état des lieux. Il était atterré. Par chance, il avait un fils qui, en début d’année, ne dépassait jamais la note de 4 sur 20 en français. Je lui avais donné quelques cours, gratos. Et bien que je ne fus pas un pédagogue de génie, une sorte de miracle s’était produit : au bout de cinq cours, le môme rentrait chez lui avec des 15 et des 17 sur 20. En conséquence, le brave concierge avait pour moi une reconnaissance infinie. « Pour le mur, vous-en-faites-pas, me dit-il, on dira rien au syndic et je referai la peinture moi-même… » Voilà des petites histoires qui se terminent bien. Il suffit d’un peu de bienveillance et de compréhension réciproque. Dommage qu’à l’échelle du monde, ce ne soit pas tout à fait pareil.  

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