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Le moi dernier, par Pierrick Sorin, épisode 92



Photos / Pierrick Sorin * Photomontage / Karine Pain


Une bande de signalisation jaune fluo condamne l’accès aux toilettes de la station-service. “Hors d’usage”, c’est écrit. Pas grave, je repars en direction de ma voiture. Elle est sur le parking poids-lourds, en contre-bas d’un talus arboré. Je vais bien trouver un arbre dont la position stratégique me permettra d’uriner discrètement… Tout en marchant, je me demande si je serai rentré à temps pour voir le combat de Shirine Boukli, la Française, contre la redoutable Japonaise Natsumi Tsunoda. Lors des Jeux Olympiques, je m’intéresse de près à la compétition de judo. J’ai moi-même pratiqué et obtenu l’examen technique de ceinture noire ; c’était il y a bien longtemps. Maintenant, je me contente de regarder ce sport sur mon écran 55 pouces, les fesses sur un canapé. C’est un peu frustrant. J’aimerais bien tâter du kimono, faire valser un adversaire sur un bel uchi-mata ou valdinguer moi-même et m’écraser sèchement sur le tatami. Mais, à mon âge, le cap des 60 balais franchi, ça suppose un sacré niveau de détermination…  


“Le risque de chute est évident. Mais bon, pour une ceinture noire, gérer une chute n'est pas un souci ; c'est même un plaisir.”

J’arrive près de ma voiture. À l’intérieur, une amie m’attend pour reprendre la route. De quelques gestes vagues, je lui indique que je vais emprunter le chemin, là-bas, pour monter sur le talus arboré. Après m’être soulagé sur l’écorce bienveillante d’un châtaignier, je remarque qu’une solution m’est offerte pour rejoindre ma voiture en quelques secondes : le talus présente une pente de 2 ou 3 mètres qui plonge directement sur le parking. Ce raccourci est très abrupt. Limite impraticable, j’en suis conscient. Le risque de chute est évident. Mais bon, pour une ceinture noire, gérer une chute n’est pas un souci ; c’est même un plaisir. Je fais donc un pas et demi sur la pente et là, tout va très vite. Mon poids m’emporte. Je ne contrôle plus rien. J’arrive à 100 à l’heure au niveau du sol, le corps cassé en deux, tête plongeante vers le bitume. Je lance en catastrophe ma roulade-avant. Mais la distance entre ma tête et le sol est trop courte ; ça se passe mal… La chute est violente. Mon épaule s’écrase sur le revêtement minéral et au passage : impression de prendre un coup de barre de fer sur le crâne… Je me relève, sonné, la clavicule et le dos en feu. Vu la douleur, j’ai dû “prendre cher” mais, bizarrement, ma première réaction n’est pas d’estimer les dégâts. Titubant vers la voiture, je me traite de con à voix haute. De fait, je mérite bien la médaille d’or de la connerie. Et puis, surtout, je suis terriblement vexé de ne pas avoir été techniquement à la hauteur de la situation. C’est comme si la blessure narcissique supplantait la douleur du corps. Mon amie n’a rien raté de cette cascade tragi-comique. Elle se précipite pour m’aider. Je prends laborieusement place sur le siège passager. Je suis livide. Envie de vomir. Je passe ma main sur mon épaule et je sens une bosse étrange, comme un bout d’os brisé en érection.  

La suite : les urgences, le bloc opératoire. On enfile deux caméras dans ma chair meurtrie – ouille, ça fait mal – on recolle les morceaux de clavicule et on arrime l’os à l’omoplate avec quelques filins, en attendant que les ligaments arrachés se reconstituent. Retour à la maison. J’ai raté le combat qui a vu la défaite de la judokate française. Par contre, incapable de travailler, le bras immobilisé par une attelle, j’ai tout loisir de regarder les JO. avec la bonne conscience de celui qui ne peut pas faire grand-chose d’autre. En quittant l’hôpital, une infirmière m’a dit : « Si vous souffrez malgré les antalgiques, vous pouvez vous mettre une poche de glace sur l’épaule. Un paquet de petits pois congelés, ça fait aussi l’affaire. » Alors parfois, je fais ça et je vais me balader dans mon atelier. Il est ouvert au public tout l’été. Des œuvres vidéo y sont exposées. Je croise des visiteurs qui sont ravis de me voir, surtout avec mes petits pois. Ils compatissent et on rigole un peu. C’est super sympa.  

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