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“Le moi dernier” par Pierrick Sorin, épisode 65



Le dessin est épinglé sur un mur de mon atelier. Il est là, parmi d’autres, comme aide-mémoire. Quand une idée de création me vient à l’esprit, pour peu qu’elle me semble digne d’être, un jour, réalisée, je procède ainsi : un croquis et quelques mots sur une feuille que j’affiche, en évidence, histoire qu’elle ne sombre pas dans un fond de tiroir en forme d’oubliettes. Certaines idées sont ambitieuses : mises en scène d’images monumentales, porteuses d’interrogations sur la place de l’humain face aux technologies envahissantes, conception d’un spectacle musical où les spectateurs seraient involontairement les producteurs de l’univers sonore…


Le truc, c’est que ce dessin est accroché au mur… depuis treize ans…


D’autres sont plus modestes ou simplement ludiques. Elles relèvent du gag, du “jeu de mot visuel”. C’est le cas pour ce dessin : projet d’une séquence filmique, très brève, qui tournerait en boucle, sans début ni fin. Un type est attablé à une terrasse, cigarette à la main, l’air absent. C’est le soir, un éclairage en contre-jour accroche la fumée qui s’échappe de sa bouche. La main d’un serveur entre dans le cadre et pose devant lui un verre d’alcool. Le type porte la cigarette à ses lèvres et s’en sert comme d’une paille. Il aspire d’un trait le contenu du verre, recrache de la fumée et tire de nouveau sur la cigarette demeurée sèche et incandescente. Le serveur lui apporte un nouveau verre plein. L’action se répète… Un cas d’école pour truquiste expérimenté, car, pour que l’effet de la “cigarette devenant paille” fonctionne, un réalisme parfait est exigé..

Pas très “profonde”, cette histoire, à première vue. Mais elle exprime quand même, avec un peu d’humour, le repli du type dans la mécanique répétitive de l’addiction, sa résignation à une déchéance qu’un geste absurde rend supportable. Le truc, c’est que ce dessin est accroché au mur… depuis treize ans… Je me dis parfois qu’il est bien possible que cette idée, comme d’autres, reste au stade de l’esquisse, que je déserterai ce monde sans lui avoir donné vie. L’idée de la mort me paraît en soi relativement acceptable. C’est celle de partir sans avoir réalisé certaines choses qui est un tant soit peu agaçante. Il faudrait que je torde le cou à la procrastination, que je me botte les fesses pour m’y mettre avant qu’il ne soit trop tard, mais c’est plus facile de fumer des clopes en sirotant du whisky. En même temps, je suis foutu d’avoir une “super idée” quelques minutes avant de rendre l’âme… Il y aura toujours une part de “jamais”… Générique, sur fond de violons.

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