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“Le moi dernier” par Pierrick Sorin, épisode 34



Photo / Pierrick Sorin * Photomontage / Karine Pain



Paris. Quartier Saint-Germain. J’ai rendez-vous dans une galerie d’art avec laquelle j’ai travaillé à quelques reprises. À peine ai-je poussé les lourds battants de verre de la porte d’entrée, qu’un Saint-Bernard se jette sur moi. De sa truffe humide, il me masse énergiquement les parties génitales. S’ensuit un concert de piaillements qui m’écorchent les oreilles : Claudine, la galeriste, et Anne-Marie, sa fille, poussent moult cris suraigus et, d’un même élan jovial, se précipitent, pour me porter secours. Survient Augustin, dit « Gus », le plus jeune fils, propriétaire de la bête. Il entraîne le quadrupède gémissant vers l’arrière-boutique.

Les dames me saluent et me demandent de patienter : elles ont « une petite affaire à régler » avec un « gros collectionneur ». Disant cela, elles baissent d’un ton ; leurs yeux se plissent, exprimant un profond mystère. En attendant, n’ayant rien de mieux à faire, je jette un œil un peu absent sur les œuvres exposées. La dernière fois, c’était des nounours déchiquetés, ensanglantés, attachés à des barreaux de chaises. Une sorte de caricature involontaire d’art contemporain, totalement pathétique. Là, le clou de l’exposition semble être une piscine gonflable, ronde, pleine d’eau.

À nouveau, des cris suraigus résonnent : « Gus ! La piscine ! La Piscine ! ». Gus, se précipite mollement ; il saisit un seau, plein d’eau lui aussi, posé contre la paroi du bassin d’où s’échappe un mince jet d’eau, une « pissette » presque élégante de par sa discrétion. « Ah… y’ a un problème de fuite », je lui dis. « Non », répond-il, en plaçant un autre seau – vide, celui-la – contre l’enveloppe de plastique de la piscine. « C’est pas « un problème », c’est normal ; ça fait partie de l’œuvre…» Il repart avec son seau plein. Le Saint-Bernard, croyant sans doute que Gus lui apporte une maxi-dose de croquettes, accourt vers son maître, heurte le seau de sa lourde tête. On entend un gros « splash ! », suivi d’un « Putain de merde ! » que les dents serrées de Gus n’étouffent pas vraiment. La galeriste intervient, offusquée, reproche à Gus sa désinvolture. Anne-Marie, à quatre pattes, éponge l’eau répandue sur le plancher à l’aide d’un vieux chiffon. En arrière-plan, le collectionneur, genre vieux beau, bronzé et cravaté, arbore un sourire condescendant.


“Je sens poindre en moi une jubilation, tout autant émotive que cérébrale”

Je ne suis pas sûr de bien saisir le sens de cette œuvre, de cette piscine « fuyante » ; mais je sens poindre en moi un sentiment agréable, une jubilation naissante, tout autant émotive que « cérébrale ». Je devine, en effet, que la scène tatiesque à laquelle je viens d’assister n’est pas le fait du hasard : c’est un incident provoqué. D’un geste « presque enfantin » : un simple trou d’épingle dans une membrane de plastique, l’artiste ouvre la voie à un possible scénario qui, accessoirement, peut créer du cocasse, mais qui, avant tout, perturbe simplement un processus habituel de vie sociale. Le galeriste devient porteur d’eau, l’espace d’exposition perd de cet hygiène rassurant qui le définit comme lieu de culture. Simultanément, la fuite vide l’œuvre de sa valeur intrinsèque « d’objet d’art » pour investir ailleurs : dans le champ de la vie elle-même, rendue alors « plus intéressante que l’art ».

Je jette un œil à quelques feuillets imprimés qui traînent sur un table basse en acier brut : une brève présentation de l’artiste, une certaine Charlette Knoll. Mon attente aura finalement été fructueuse qui m’aura rappelé que l’art contemporain peut encore recéler de belles surprises. Et puis, me voici un peu rassuré quant à mes galeristes un peu fofolles. Elles semblent avoir, parfois, un « flair » un peu moins primaire que celui de leur gros toutou. 

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