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Eva Jospin, carton plein



Interview et photo / Patrick Thibault


Elle n’est pas seulement une artiste qui a le vent en poupe : Eva Jospin est de celles qui embarquent tous les visiteurs. Juste après le succès phénoménal de son exposition au Musée de la Chasse à Paris, elle s’installe à La Garenne Lemot qu’elle habite pleinement avec une exposition foisonnante.


D’où vient cette fascination pour les arbres et la forêt ?

C’est une des questions qu’on me pose le plus et j’ai toujours du mal à répondre. Je pense que lorsqu’on a une chose qui nous habite complètement, on a du mal à l’expliquer. En fait, la forêt est un monde multiple avec tellement d’entrées : mentale, architecturale, ça puise dans les mythes, les contes, la mémoire… Plus on s’y enfonce, plus on s’y perd et plus on s’y trouve. Pour un artiste, c’est magique car les gens connectent leur imaginaire à la forêt.


En fixant un détail de vos œuvres, j’ai toujours le sentiment de partir. La question est effectivement de savoir si on s’y perd ou si on s’y retrouve…

Il y a l’idée qu’on pénètre dans des univers et la possibilité de partir. Ce que vous décrivez, c’est ce que je cherche à créer. Quand on peut faire des allers-retours, on est aussi présent à soi.


Est-ce qu’il vous arrive de vous perdre dans vos œuvres ?

Je chemine comme artiste et, oui, par moments, je m’y perds. Face à la nature, on est dans un état proche de l’expérience. C’est luxuriant, beau, inquiétant… Et les émotions, les instants sont à chaque fois autrement. On se perd dans ce qu’on cherche à comprendre et plus on progresse, plus on voit l’étendue de son ignorance.


Ça veut dire que vous continuerez à chercher dans cette voie indéfiniment ?

Indéfiniment, j’aimerais bien mais on a un temps donné. Je ne sais pas si je serai sur la forêt jusqu’à la fin mais, pour moi, c’est le début d’un parcours d’œuvre où tout s’agrège. Je fais une œuvre comme on construit un jardin, comme si j’étais toujours sur un même ouvrage. J’aime l’idée de déambulation promenade. On passe d’un lieu à un autre, on se déplace mais tous les espaces sont reliés entre eux.


“Je fais une œuvre comme on construit un jardin.”

Pour vous, l’art, c’est un rêve ? Une passion ? Un désir ?

Ça dépend du moment. Enfant, on dessine, on est content. C’est donc le présent total et parfois on se projette en se disant qu’on deviendra peut-être artiste. Pendant la formation, on doute mais on expérimente. Puis, il y a eu le moment où j’ai senti que je suis rentrée dans mon espace et ma singularité. Au départ, je rêvais de projets en pensant que ça n’était pas possible. Maintenant, j’aime passer du rêve à la réalité. Je parle de mes rêves les plus fous parce que je me dis que plus j’en parle, plus j’ai des chances que ça aboutisse.


Grâce à l’art, tout serait donc possible ?

J’ai besoin de créer. L’art contemporain est un champ d’exploration des possibles assez extraordinaire. Avec peu de moyens et d’autorisations, on peut faire beaucoup de choses. On n’est pas au ciné ! C’est un énorme espace de liberté. Ce qui est fascinant avec l’art, c’est qu’on n’en connaît pas la fonctionnalité. À force de ne pas savoir si c’est vrai ou faux, ça devient vrai parce qu’on l’a fait. C’est merveilleux.


Comment définissez-vous votre travail artistique ?

C’est de la sculpture qui joue avec des codes qui s’approchent de la question du décor, du trompe l’œil et de la fabrique. Mes œuvres vont tourner vers tout ce qui se fabrique et se rêve : l’architecture, le théâtre, le trompe l’œil, le jardin… Je fais entrer toutes ces disciplines dans ma pratique de sculpteur.


Comment se lance-t-on dans une forêt de carton ?

Le carton est devenu pour moi le matériau central parce que je pouvais travailler par plan, par couche, par sédimentation et par stratification. J’ai une vision stratifiée du monde. Le carton est à la sculpture l’équivalent du crayon et du papier. Si vous n’avez rien, vous avez toujours du carton. Je le récupérais dans la rue, il m’assurait une liberté totale. Avec lui, je ne risquais pas de manquer de moyens. Le carton m’a permis de faire ce que je voulais. Ça ne me coûtait que mon temps.


C’est aussi un matériau de récupération…

Je me suis emparée de la désacralisation des matériaux. Je considère que je suis une artiste profondément d’aujourd’hui. Si j’avais fait ça il y a 20 ans, on m’aurait trouvé trop décorative et on n’aurait pas accepté mon matériau. La forme et le matériau carton, c’est complètement un produit de maintenant. Les artistes se sont affranchis des courants. On se saisit de l’Histoire de l’art avec une extrême liberté, on se fiche de savoir si c’est conceptuel ou pas.


Comment faites-vous pour arriver à autant de finesse avec un matériau si rude ?

Je suis quelqu’un de très minutieux qui peut faire plein de fioritures alors, pour moi, c’est bien de travailler avec un matériau plus rude. Ça donne quelque chose de brutal dans le délicat. Si je n’étais que dans le délicat, je crois qu’on s’emmerderait et j’aime les choses qui s’opposent, les contrastes.


“On se fiche de savoir si c'est conceptuel ou pas.”

Peut-on dire que vous êtes une artiste obsessionnelle ?

Oui je le suis. Je note des choses dans des carnets et, des années plus tard, je retrouve des idées que j’avais déjà eues. Ça tourne en permanence mais je crois que tous les artistes sont comme ça. Le discours est clair ou brumeux, parfois il dessert l’œuvre, parfois il n’y en a pas mais tous les artistes ont une logique et un rapport au monde. Les écrivains, les cinéastes aussi tournent en rond. Ils peuvent se renouveler mais sont à un endroit. Toujours dans un modèle.


Vous vous défendez d’être politique, pourtant il y a plein de questions de société dans vos œuvres, non ?

Je ne me défends pas d’être politique mais je ne voudrais pas appuyer par le verbe ou le texte quelque chose qui serait trop défini politiquement. Les choses sont sur la table, posées devant vos yeux et je trouverais lourd d’en rajouter. La frontière dans laquelle je ne veux pas basculer, c’est le discours trop fermé sur la question écologique. C’est une forme d’honnêteté artistique car certaines de mes pratiques ne sont pas écologiques. Je crois à la politique mais je suis pour que les gens militent et non pas pour le plaquage d'un discours sur une œuvre.


Quelles sont vos influences ?

J’ai un amour des jardins baroques. Je suis béate devant la Villa d’Este. Je regarde beaucoup l’architecture. J’adore la vision dessinée des choses et, tout de suite, je mets en volume et en forme. J’aime la peinture, la broderie, la couleur des Nabis, de Vuillard. Je regarde beaucoup les objets, les minéraux, les chefs- d’œuvre de compagnons, les maquettes…


L’un de vos projets les plus fous, c’est de créer un jardin, à quoi ressemblerait-il ?

Ça serait un lieu qu’on aurait potentiellement déjà vu mais pas de cette façon. Je voudrais qu’il implique la nature avec les fabriques. J’aimerais impliquer les botanistes, un philosophe pour voir quelle serait la pensée d’un jardin aujourd’hui, que ça s’ouvre dans un chantier commun. J’aurai la vision esthétique mais il y en aurait d’autres. Beaucoup d’espaces ne sont plus ni des jardins, ni des friches, juste des creux un peu abimés. Si on prenait soin à réparer, à recoudre ces espaces qui ne sont ni la nature, ni la ville, ni la banlieue, on s’en porterait mieux. Ces zones-là, il faudrait les chérir, les nourrir, les soigner comme des jardins pour qu’on soit heureux.


Jean Blaise, au Voyage à Nantes, ne tarit pas d’éloges sur vous, allez-vous réussir à avancer ensemble sur ce projet de jardin ?

On va voir, j’aimerais bien !


Eva Jospin, Un grand tour, Domaine de la Garenne Lemot, Gétigné, jusqu'au 18 septembre.

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