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Boris Charmatz, fou de danse



Interview / Patrick Thibault * Photo / © Sébastien Dolido Publié dans le magazine Kostar n°83 - décembre 2022-janvier 2023


L’ancien directeur du Centre Chorégraphique National de Rennes vient de prendre la direction du Tanztheater Wuppertal. C’est la compagnie de la danseuse et chorégraphe Pina Bausch qui, aujourd’hui, perpétue la mémoire de son répertoire. En parallèle, il revient sur le territoire Kostar pour présenter SOMNOLE et 10 000 gestes pour La Soufflerie et Angers Nantes Opéra. Et, à Brest, La Ronde pour Le Quartz aux Capucins.


SOMNOLE, à quel point est-ce que c’est compliqué ce solo de danse où vous sifflez tout le temps ?

On dit “wouah, c’est virtuose de siffler en dansant”. En fait, les gens sifflent en travaillant et en balayant. J’ai appris à siffler en apprenant à danser. Ça vient d’un endroit de plaisir et d’inconscience. Je pensais faire ça une partie du spectacle puis passer à autre chose mais c’était impossible. On peut siffler un air de Morricone, du classique. Il y a le sifflet de rue, du harcèlement…


Mais siffler, c’est le contraire de somnoler ?

Je ne suis pas sûr. C’est très proche de l’inconscient. Siffler, c’est commencer à se plonger dans le sommeil. On passe de Thelonious Monk à Billie Eilish, sans savoir pourquoi.


Il y a des gens qui ne sifflent pas…

Ça c’est dommage car c’est un instrument incroyable que tout le monde peut avoir sur soi. C’est un peu comme la danse, on croit qu’on a besoin de tutus ou de pointes, de musique et de studio de danse, d’une autorisation donnée par une école alors qu’on peut danser face à son smartphone ou sous la douche. Le plus souvent, les barrières sont mentales. On nous dit “Il ne faut pas” alors que c’est un plaisir immense. C’est se mettre en contact avec des langages d’oiseaux, de bergers turcs ou grecs… les cultures du monde.


“C'est de la drogue pure mais sans produit, ma vie consacrée à la danse.”

Vous avez l’habitude de spectacles ou performances avec de nombreux danseurs, qu’est-ce que ça représente de se retrouver seul sur scène ?

Beaucoup de danseurs font ça au début et je l'ai fait pour d’autres. Mais c’est la première fois que je m’y attaque. Je n’avais pas le moteur. Je préfère travailler avec 200 amateurs sur une place publique à Rennes. Mais j’ai adoré ne négocier qu’avec moi-même mes capacités de désir, d’envie, de force, de mémoire, en contraste avec les gros projets. Un moment à siffloter les yeux fermés ou gérer une compagnie de 34 danseurs qui a 50 ans d’histoire, c’est équilibre/déséquilibre.


Cette direction du Tanztheater Wuppertal Pina Bausch, est-ce que c’est ce dont vous êtes le plus fier ?

Mon père communiste ne dit jamais “je suis fier”. Ça n’est pas dans ma culture, la fierté. J’ai adoré travailler avec Odile Duboc, danser pour Isadora Duncan ou au service de Rennes. Si je suis fier, ça n’est pas parce que je dirige une grande compagnie célèbre mais parce que je suis un homme au service d’une femme, Pina Bausch. Je suis fier de faire SOMNOLE et de diriger Wuppertal. C’est de la drogue pure mais sans produit, ma vie consacrée à la danse.


Quel est le projet à la tête de la compagnie ?

On m’a invité à diriger sans cahier des charges. Je dois juste me sentir libre de faire ce qui est nécessaire, treize ans après la mort de Pina Bausch dans le monde d’aujourd’hui où tout a changé. Je vais trouver un nouveau terrain, danser ses pièces mais les rénover, les adapter et inventer la danse du 21e siècle, à l’aune des angoisses qui nous occupent.


C’est aussi un projet franco-allemand ?

Oui, une vraie collaboration franco-allemande. Il y a quelque chose à inventer entre les Hauts de France et la Ruhr. J’en suis au tout début et c’est pour 8 ans. Ça veut juste dire que c’est du long terme, que je ne suis pas là pour faire du tourisme. Je dois emmener la compagnie et m’emmener moi-même ailleurs. Inventer des choses que ni eux ni moi n’aurions faites si nous n’avions pas travaillé ensemble.


Comment est née la pièce 10 000 gestes ?

C’est une idée, comme un pari un soir de fête où on a un peu trop bu. 10 000 gestes non répétés, visibles une seule fois et aussitôt disparus, comme un précipité. On s’est dit, si on les monte un par un, ça va prendre six mois. C’était plus intéressant d’être dans un chaos où on les fait tous en même temps. 10 000 gestes, c’est un pied de nez. J’ai travaillé avec Anne Teresa de Keersmaeker, je dis souvent qu’elle a quatre gestes. Le chorégraphe qui en revendique 10 000, il est tout de suite aux oubliettes.


“J'aime que la danse puisse aller ailleurs.”

Pourquoi Le Requiem de Mozart pour 10 000 gestes ?

Mozart est venu parce que j’avais l’impression d’un rapport fort avec la mort, comme si on faisait tous les gestes avant de mourir. On fait un geste qui disparaît aussitôt. Le requiem, c’est une musique pour les morts et la mort de Mozart. Cette musique, c’est plus fort que tout.


Pourquoi toujours vouloir ajouter des contraintes dans vos pièces ? Est-ce pour repousser les limites ?

Je ne sais pas. J’ai l’impression qu’il y a toujours des contraintes. Même quand on improvise en se disant qu’il n’y a pas de contraintes, on n’arrive pas à se dépêtrer de ses gestes. L’Europe, c’est une contrainte. Le monde, l’écologie, aussi. Mais c’est peut-être tout simplement des conditions de vie et d’existence pour la danse. Je les trouve productives, elles génèrent des choses. Chaque chorégraphe fait des choix : Roméo et Juliette, hip hop ou cirque. Je crois que notre vie est une grande contrainte. 10 000 gestes donne en fait une immense liberté puisque, dans la pièce, tous les gestes sont nécéssaires et possibles.


En avançant, avez-vous une définition différente de votre travail ?

J’adore la littérature mais je ne suis pas un fanatique des définitions. Je suis dans l’action. On se lance, on fait un Fous de danse à Rennes qu’on reprend 15 ans plus tard à Valenciennes. Je dirais qu’il y a dans ma danse quelque chose avec le chaos, l’Histoire et l’improvisation qui s’entrechoquent. Des gestes un peu fous et pas juste une belle danse bien chorégraphiée. Laisser de la place à une mauvaise danse, du rebus, du sale. On ne sait jamais pourquoi on fait ce métier. Faut être taré. La plupart des danseurs ne gagnent pas leur vie et c’est dur.


En fin de saison, il y aura La Ronde présentée par Le Quartz aux Capucins… C’est donc la reprise d’une succession de duos pour la fermeture du Grand Palais…

C’est une version un peu réduite qui dure 6 heures et non 12. Le Grand Palais, c’était pharaonique. Ça sera différent mais c’est le même projet. Il y aura des duos qui n’étaient pas au Grand Palais et qu’on invente. On a joué La Ronde dans des gares, à Charleroi et Bruxelles. On s’en nourrit. On vient à Brest pour une ronde spéciale.


On retrouve votre goût du jeu avec les lieux…

J’aime que la danse puisse aller ailleurs. Sous la douche, dans son lit, en club, sur des sols différents… Les Capucins, c’est un lieu magnifique. J’ai adoré y faire un Fous de danse. Ce que j’aime, ça n’est pas seulement le lieu et le public, à Brest, à Rezé, à Nantes ou à Rennes, c’est la joie de pouvoir danser dans différents contextes.


Maintenant que votre terrain de jeu est plus que jamais international, comment fait-on pour ne pas perdre la tête et le fil de sa danse ?

C’est pour ça que je fais SOMNOLE. Le monde peut s’effondrer, je pourrai toujours continuer. C’est une manière de ne pas se perdre en route. De voir jusqu’où on veut aller, voir où on en est. On peut aussi se perdre en route sans que ça soit grave.


Quel est votre rêve le plus fou ?

Que l’Europe et l’écologie avancent et fassent enfin un vrai grand pas.


SOMNOLE, le 13 décembre, La Soufflerie, Rezé.

10 000 gestes, coréalisation La Soufflerie-Angers Nantes Opéra, les 20 et 21 janvier 2023, Théâtre Graslin, Nantes, dans le cadre du Festival Trajectoires.

La Ronde, le 1er avril 2023, Le Quartz aux Ateliers des Capucins, Brest.


10.000 gestes © Gianmarco Bresadola, Volksbühne Berlin, 2018

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